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Patrick Drahi, François Pinault : les Français veulent devenir les rois de l’art mondial

Passion pour l’art ou carte de visite pour le business ? Sans doute un peu des deux.


François Pinault était déjà propriétaire de Christie’s, la première maison d’enchères au monde. Patrick Drahi vient de s’offrir Sotheby’s, la deuxième, pour 3,7 milliards de dollars. Passion pour l’art ou carte de visite pour le business ? Sans doute un peu des deux.

La France championne du monde du marché de l’art. En juin, le magnat des télécoms Patrick Drahi est devenu le propriétaire de la vieille maison newyorkaise de l’art Sotheby’s. Le patron de SFR et de BFMTV s’est offert pour 3,7 milliards de dollars la deuxième plus importante maison d’enchères dans le monde. Pour ce prix-là, il aurait pu s’acheter un Leonard de Vinci (450 millions de dollars pour le « Salvador Mundi » du maître de la Renaissance) et une pléthore de Picasso (180 millions de dollars pour « Les Femmes d’Alger » en 2015). Mais il a préféré directement se payer le vendeur. En empruntant 90% de la somme aux banques, comme à son habitude.

VENTES-ÉVÉNEMENTS

Et si Patrick Drahi ne s’est offert « que » la deuxième maison d’enchères de la planète c’est que le propriétaire de la première, Christie’s, n’était pas à vendre. Il s’agit là aussi d’un Français puisque c’est François Pinault qui s’est offert pour 1,2 milliard de dollars la prestigieuse maison britannique depuis 1998. La France aurait même pu détenir le tiercé des trois plus grosses maisons puisque Bernard Arnault s’était offert Philips l’autre institution londonienne de l’art en 1999 avant de la revendre trois ans plus tard. Pas assez rentable. Christie’s et Sotheby’s ne le sont pas beaucoup plus aujourd’hui.

Alors pourquoi les milliardaires français ont décidé de faire main basse sur l’art mondial et ses ventes-événements qui rassemblent à New York, Londres ou Paris des milliers de collectionneurs l’espace de quelques jours, avec à la clé des records chaque année (895 millions d’euros pour la collection Rockefeller l’an dernier) ? En réalité, les raisons qui les ont poussés à investir ce marché sont en fait très différentes. François Pinault est un collectionneur d’art reconnu. C’est dans les années 90 que le patron du Printemps et de la Redoute s’offre ses premières toiles de maître. 8 millions de dollars en 1990 pour un Mondrian. Suivront les tableaux des stars américaines de l’après-guerre comme Warhol ou Jasper Johns avant de lorgner sur le contemporain comme Damien Hirst ou Jeff Koons. Bref un vrai amateur d’art qui en s’offrant Christie’s se paie une belle vitrine et surtout une expertise en la matière. « C’est une danseuse pour François Pinault mais une danseuse qui lui plaît vraiment, confie un proche du milliardaire breton. Il a vraiment le goût de l’art, il discute avec les artistes, va visiter les ateliers, c’est sa passion. »

COMMANDE, REVUE, EXPO…

Une danseuse mais qui est avec le temps devenue une activité à part entière. François Pinault a laissé les clés de Kering en 2005 à son fils François-Henri Pinault. Depuis il gère l’art comme un business en étant à tous les niveaux de la chaîne : la commande aux artistes en tant que collectionneur, l’édition de revue, la maison de ventes Christie’s donc, en passant par l’exposition-événement : après le Palazzio Grassi et la pointe de la Douane à Venise, la « Collection Pinault » ouvrira en 2020 un troisième lieu prestigieux, dans l’ancienne Bourse du commerce à Paris. Au centre du « Museum Mile » parisien (Louvre, Centre Pompidou…), il devrait attirer 1 à 2 millions de visiteurs par an. Le grand maître de l’art mondial profite de ce puissant système pour faire des coups. Car à la différence d’autres collectionneurs comme Bernard Arnault qui accumulent, Pinault lui n’hésite pas à revendre pour faire des plus-values. Il a ainsi revendu un Rothko plus de 50 millions d’euros qu’il avait acheté 10 ans plus tôt dans un lot de trois pour 25 millions. Ou encore la sculpture florale monumentale Split-Rocker de Jeff Koons achetée en 2000 directement chez l’artiste pour 10 millions de francs et revendue quelques années plus tard pour plusieurs dizaines de millions de dollars.

PAS SI RENTABLE

Concernant Patrick Drahi en revanche, l’acquisition de Sotheby’s peut surprendre. Certes l’homme est discret mais il est lui aussi collectionneur (classé 252ème mondial d’après ArtPrice). « Il a une approche académique, avec la construction d’une collection sans faute, mais il est aussi capable d’achats très impulsifs, confie Thierry Ehrmann, le patron d’ArtPrice à FranceTélévisions. Il a une très bonne connaissance de l’art, a acheté des Chagall assez spectaculaires, aime l’art cinétique, notamment Vasarely ».

Patrick Drahi assure d’ailleurs être un « passionné de cette industrie ». « Je réalise cet investissement pour ma famille, via ma holding personnelle, dans une perspective de très long terme », indiquait-il en dans un communiqué au moment du rachat.

Un investissement coûteux tout de même que le milliardaire aura du mal à rentabiliser. Car aussi prestigieux soit-il, le secteur est très faiblement profitable. Sotheby’s n’a ainsi dégagé « que » 109 millions de dollars de bénéfice en 2018 pour un chiffre d’affaires de 1,04 milliard. Surtout depuis le début de l’année, le marché de l’art n’est pas au mieux. Le Brexit et la guerre commerciale avec la Chine avec un contrôle accru sur les changes a refroidi l’ardeur des collectionneurs. Le chiffre d’affaires de Sotheby’s a ainsi chuté de près de 9% au premier semestre 2019.

Et paradoxalement, ce ne sont pas les grosses ventes qui font la une des journaux qui sont les plus rentables. Il s’agit le plus souvent d’opérations de prestige pour lesquelles les maisons doivent souvent verser des rétro-commissions aux vendeurs. Par ailleurs, les frais ont enflé depuis quelques années pour ces maisons d’enchère qui doivent adopter les codes du luxe en organisant des ventes dans des locaux somptueux pour attirer une clientèle prestigieuse. Pas certain que le patron de SFR puisse chasser les coûts comme il en a l’habitude.

PERCER AUX ÉTATS-UNIS

Si l’investissement de Patrick Drahi sera difficilement rentabilisable à moyen terme, le patron franco-israélien pourra peut-être en tirer avantage. Avec Sotheby’s, le milliardaire encore méconnu aux Etats-Unis se paie une carnet d’adresses et un plan de communication sur le marché américain sur lequel il cherche à se développer avec son groupe Altice Etats-Unis. Car l’acquisition n’est pas passée inaperçue outre-Atlantique. Du New York Times au Washington Post en passant par Forbes ou Bloomberg, les grands médias américains se sont tous interrogés : « Mais qui est ce Patrick Drahi qui rachète la plus grande maison d’enchères américain ? » Une carte de visite qui pourra lui ouvrir des portes et lui offrir une respectabilité.

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